LesEchos.fr, 6 mai 2015, “Mario Draghi ne pourra sauver l’Europe à lui tout seul”, de André Grjebine

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En freinant durablement la demande, les politiques d’austérité pratiquées au sein de la zone euro ont porté atteinte à la croissance et à l’emploi. Le sous-investissement public et privé a accéléré l’affaiblissement des gains de productivité et la désindustrialisation de certains pays, dont la France.

La politique de « quantitative easing » (QE), entreprise par la BCE, paraît insuffisante pour inverser cette tendance. Faute de perspectives clairement favorables de la demande, les entreprises hésitent encore à investir. Le crédit abondant et bon marché risque de servir principalement à financer des placements financiers et immobiliers. Lawrence Summers et Paul Krugman se demandent si les bulles ne sont pas devenues le seul moyen d’obtenir une relance rapide d’économies menacées par une stagnation séculaire. Le bâtiment est, en particulier, un secteur qui occupe, directement ou indirectement, une part importante de la population (11 % en France) et se caractérise par une grande volatilité qui le rend spécialement apte à réagir à toute impulsion. Mais on a pu mesurer les effets désastreux de l’éclatement des bulles, notamment en termes de chômage, qui suivait les périodes d’euphorie.

Comme l’a souligné Mario Draghi, parallèlement à la politique monétaire expansionniste de la BCE, une politique budgétaire européenne doit être mise en oeuvre. La politique monétaire ne produira sans doute une relance des investissements, plutôt que d’être détournée vers des placements spéculatifs, que si elle est orientée vers le financement d’investissements publics et privés.

De plus, seul l’Etat paraît aujourd’hui à même de lancer les investissements de long terme susceptibles de revitaliser le tissu socio-économique. L’entrepreneur traditionnel, au sens de Schumpeter, pouvait privilégier le développement de l’entreprise sur le long terme. Il escomptait un profit tout au long de sa vie, sinon de celle de ses descendants. La place croissante prise dans le financement des grandes entreprises par les investisseurs institutionnels tels que les compagnies d’assurance-vie, les fonds de pension, les fonds d’investissement conduit, au contraire, à favoriser le court terme, sinon le très court terme. Ces entreprises sont moins préoccupées de développer la recherche que d’obtenir des gains rapides. Le directeur commercial et, plus encore, le directeur financier supplantent le directeur industriel.

Compte tenu de l’interdépendance des pays européens, ces investissements publics devraient être engagés au niveau européen. Ils devraient être ciblés afin de privilégier des secteurs (nouvelles énergies, formation et éducation, recherche) susceptibles de renforcer notre croissance potentielle et de lutter contre la « stagnation séculaire ». C’est ce que propose notamment le FMI. Dans cette optique, on pourrait envisager de renforcer des organismes publics européens et nationaux comme la Banque européenne d’investissement (BEI) ou, en France, la Caisse des Dépôts. Ils seraient chargés de financer des opérations entrant dans le cadre défini par l’Union européenne, en se refinançant eux-mêmes auprès de la BCE, en émettant des obligations spécialisées. Le plan promu par M. Juncker pourrait constituer un premier pas dans ce sens, à condition d’être considérablement étoffé et précisé.

Une politique d’investissements massifs suppose l’amorce d’un véritable politique budgétaire européenne. Celle-ci n’est guère envisageable sans un droit de regard du Parlement européen. Les dirigeants et les peuples européens sont-ils prêts à aller dans ce sens ? Dans l’hypothèse contraire, chaque Etat n’aura sans doute comme ressource que de choisir entre la stagnation séculaire et un déficit public durable.

André Grjebine est directeur derecherche au Centre derecherches internationales deSciences po, auteur de«La Dette publique et comment sen débarrasser» (PUF, 2015)